Pour commencer, j'interroge Angèle Paoli, Yves Thomas et Guidu Antonietti à propos de la revue littéraire numérique "Terres de femmes" dont ils sont respectivement responsable de la rédaction, éditeur/webmaster et directeur artistique :
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Tout a commencé avec le site Zazieweb d'Isabelle Aveline (site qui ne fonctionne plus aujourd'hui). Un petit groupe de "zazienautes" alimentait ce site. Ce qu'on y trouvait ? :
- des comptes rendus de livres, de lectures
- des zones de débats, organisés par Yves Thomas, notamment un à propos de la littérature slovène
- un magazine, un peu plus secret et réservé
- une anthologie de poésie par Florence Trocmé
Ce fut un site génial, mais dont la formule avait fini par vieillir.
GA :
Zazieweb n'était cependant pas du tout un site secret, c'était une vraie référence professionnelle pour les éditeurs. Ce site a eu un rôle fédérateur extrêmement important à un moment où Internet et les blogs commençaient vraiment.
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Nous avons discuté d'un nouveau site/blog à partir d'octobre 2004. En novembre, Florence Trocmé a créé le site Poezibao. En décembre, nous (Yves et moi-même) avons créé "Terres de femmes". Je voulais quelque chose de structuré, de construit, pour pouvoir présenter mes textes et des poésies d'autres auteurs. Yves avait une expérience de 30 ans (Bordas, Microsoft Encarta) et trouvait qu'un blog avait quelque chose d'amateur.
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Puis j'ai fait mon autocritique et je me suis dit qu'on pouvait construire ce qu'on voulait (notamment via des bases de données). Le cahier des charges entre nous est strict : Angèle écrit et choisit les textes à mettre en ligne, je m'occupe du travail éditorial. Guidu envoie ses photos et images.
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Je fais de la photo depuis toujours, depuis l'âge de 15 ans. Mais on se demande toujours quoi en faire, de ses photos (voir ici le site de ses "aquatintes"). J'ai 150 000 photos (classées suivant les lieux où je les ai prises). Je me suis intéressé à Internet dès son arrivée dans les années 1990, par curiosité naturelle et parce que j'y ai trouvé un moyen simple de communiquer mes images.
Concernant mon travail pour "Terres de femmes" : quand je lis un billet d'Angèle (ou d'un autre contributeur), un élément entre en correspondance avec ce que j'ai dans ma mémoire (je me souviens de la plupart des mes photos). C'est un déclic, une réaction au texte. Et dans l'heure, j'envoie une photo à Yves. C'est une photo par jour, donc. Depuis décembre 2004, 3500 notes ont été mises en ligne.
Un texte aveugle (sans image), ça m'embête. C'est un principe tout à fait différent du site Poezibao, où il n'y a aucune image.
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Je signale l'importance des images de Guidu dans les raisons de la fréquentation du site "Terres de femmes". Notre site a connu un pic de fréquentation en 2008, puis celle-ci a légèrement décliné (avec l'arrivée du micro-blogging) avant de remonter aujourd'hui. "Terres de femmes" reçoit entre 1000 et 1200 visiteurs par jour. L'article sur la Vénus Hottentote (écrit par Marielle Lefébure), par exemple, est un des plus consultés. Concernant les images de Guidu, celle envoyée pour le billet sur Paul Eluard, "Je t'aime", a un succès fou.
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Il est arrivé aussi que j'écrive à parti des photos de Guidu, notamment pour la série de bois flottés intitulée "Le Passeur de mélancolie", qui avait été exposée à l'espace Orenga de Gaffory, à Patrimonio.
J'interroge ensuite Angèle Paoli à propos de son récent ouvrage "Carnets de marche", paru en 2010 aux éditions du Petit Pois, de David Zorzi :
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David Zorzi a lu des extraits de mes "Carnets de marche" que je mettais en ligne sur "Terres de femmes". Il tenait lui-même un blog, "Cordesse". Il m'a dit qu'il voulait les éditer, qu'il allait créer sa maison d'édition. C'était fin 2009. A partir de ce moment, j'ai interrompu la publication numérique. Nous avons travaillé durant trois ou quatre mois, en commun. Il analysé le manuscrit, m'a conduit à recadrer, resserrer. J'ai accepté ses remarques avec une confiance absolue. Et nous avons poursuivi les relectures et les corrections.
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Ce fut un vrai travail d'éditeur comme on en faisait il y a trente ans, dans les années 70. Les éditeurs prenaient des risques.
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J'étais dans un certaine incertitude face à ces "carnets". Des lecteurs du site étaient frustrés par l'arrêt de la publication numérique. Et puis David a fait un premier tirage à 150 exemplaires. Qui a été rapidement vendu. Un deuxième tirage est en cours.
AP :
J'étais professeur à Amiens, jusqu'en 2005, un travail très absorbant. Nous avons alors décidé de nous installer en Corse, dans un contexte plus libre. Nous avons construit notre univers : avec l'ordinateur dans l'ancien moulin à huile et l'adsl. Jusque-là je ne m'étais pas autorisée l'écriture. Puis mon travail, mes comptes rendus de lecture, pour Zazieweb m'ont donné de la confiance. Et je me suis dégagée de mes techniques universitaires pour parvenir à une expression personnelle.
C'était aussi une façon de trouver une expression pour des femmes qui subissait la loi du silence.
Je veux parler du silence qui se faisait à propos de mes grands-mères. Elles n'avaient pas eu le droit de parler. Alors j'ai pris ce droit.
Par ailleurs, j'étais intimidée par la poésie "obligatoire" que j'enseignais au lycée (Rimbaud, Baudelaire, Apollinaire, etc.). Je ne connaissais rien à la poésie contemporaine et ultra-contemporaine. Florence Trocmé me disait toujours : "Tu ne connais pas tel auteur ?". Cela m'a permis de sortir des sentiers tout tracés. Lire la poésie d'aujourd'hui autorise l'écriture. Certains auteurs sont des embrayeurs d'écriture.
Les "Carnets de marche" sont la conséquence d'une rupture affective considérable.
Quitter la Picardie, ce fut laisser des milliers de livres, des affaires pour aller occuper une maison de famille dans le Cap Corse. La Picardie est une très belle région, il faut aller au-delà des clichés. Il y a de larges espaces de terre et de ciel.
Aller en Corse ne se concevait pas sans l'adsl. C'est ce que nous avons demandé au maire de Canari.
La maison familiale est un casone avec ses dépendances, construit par Dominique Baldassari, au début du 19ème siècle, à son retour de Trinidad. Il s'agissait de réinvestir cette maison. Et d'en faire à nouveau un lieu de rencontre familiale.
Après mon travail pour le site, je ressens le besoin de sortir du moulin. Je marche, en suivant quasiment toujours le même chemin, sur la même distance, avec quelques variations. Quel que soit le temps qu'il fait. Et j'ai mes carnets avec moi : j'écris durant cette marche. La marche libère mon esprit. Les allures différentes de mon pas créent des rythmes d'écriture différents. L'écriture passe par le corps. Il y a alors ce que j'appelle des "traversées de pensées". Le passé, ce que je vois, mes lectures me viennent à l'esprit. Et j'essaie de dire ces choses dans l'infime et l'intime du corps.
J'en avais assez d'être muselée. Je voulais m'autoriser d'écrire ce que je voulais. Je ressens cela très fort. J'en avais assez du silence qui pesait dans ma famille (je pense à la lettre cachée de ma grand-mère) ou dans l'espace politique public.
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Je trouve qu'il y a la même rage chez Angèle que chez Marcu Biancarelli (voir ici sa lecture de "Vae Victis", recueil d'articles de MB).
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Concernant les différents lieux côtoyés durant ces marches, il y a "Hanging Rock (Australie)". Ce nom étrange vient d'un livre conseillé par mes élèves, "Pique-nique à Hanging Rock" (voir ici un lien vers le film tiré du roman de 1967), qui évoque une sorte de jungle en Australie, où des jeunes filles disparaissent. Et j'ai donné ce nom à un endroit justement couvert d'une végétation délirante, sur le chemin que je parcoure sans cesse. Végétation de jungle, humide, des lianes. Un lieu inquiétant. Cette route me ramène à des images de l'enfance (les aventures du Club de Cinq). Avec des sensations de l'enfance : la peur en même temps que le désir d'aller vers ces endroits inquiétants.
Plusieurs personnes dans le public réagissent :
Une dame se reconnaît dans ce rapport à la montagne évoqué par Angèle Paoli. Elle campe sur son terrain, elle s'isole dans son maquis. Mais elle ne retournerait pas vivre en Corse. Elle indique qu'elle et ses soeurs et cousines avaient toutes envie de partir, de franchir la mer.
Une autre dame évoque sa lecture des "Carnets de marche" et indique que ce qui lui paraît important ce n'est pas tellement la question de la Corse mais plutôt une démarche psychologique, comme un retour à la mère, à la matrice. Elle se reconnaît dans ce parcours. Elle se sent accompagnée par ces "Carnets" et trouve une force consolatrice dans cette recherche du noyau central, profond. Comme un moulin qui tourne et grince en même temps.
Une autre dame se récrie et affirme avec force que le lieu (le Cap Corse) est d'une extrême importance dans ce livre. Il s'agit d'un lieu mythique, un être vivant à part entière.
Emmanuelle Caminade indique qu'elle n'est née nulle part et qu'elle a plongé ses racines dans plusieurs pays chers à son coeur (la Russie, l'Algérie, le Cap Corse). Ce qui lui a plu dans ces "Carnets", c'est l'anticipation de la rupture d'avec une femme aimée et la recherche de nouveaux repères. Inclus dans un sorte de préparation à la mort. "Au-delà de l'enclos, oseras-tu avancer ?" Elle indique donc que le pronom "je" (faisant écho à la discussion qui eut lieu à ce sujet sur son blog "L'or des livres") utilisé par Angèle Paoli lui apparaît comme un signe d'authenticité, de simplicité, comme un non besoin de se dissimuler.
Quelques précisions car je me sens un peu trahie...
RépondreSupprimerTout d'abord, pour les racines, mon propos était une réaction à l'idée affirmée qu'il serait nécessaire d'être "née là", dans le Cap corse, pour écrire ainsi !
Ensuite, j'ai bien vu dans ces Carnets une métaphore de l'anticipation de la rupture avec la vie aimée et de la nécessité de trouver d'autres repères pour accéder à cette "vie autre", mais ce n'était pas visiblement l'intention première d'A.Paoli...
Quant au "je", tu mélanges tout.
J'ai apprécié la simplicité du retour au "je" dans la dernière partie du livre car le côté artificiel du jeu sur les pronoms et notamment sur le "elle" - que j'ai ressenti comme une mise en scène - m'avait déplu dans la première. Ce retour au "je" montre pour moi un non-besoin de se mettre en scène et pour Tristan Hordé "un non-besoin de se dissimuler" et je faisais remarquer que,finalement, ce n'était pas si éloigné car se mettre en scène n'est-ce pas se dissimuler derrière une fausse image de soi que l'on met en avant ?
Emmanuelle,
RépondreSupprimerévidemment ma trahison n'est pas volontaire ! Tu apportes des rectifications très bienvenues ; mon compte rendu n'a pas d'autre but que de permettre de donner à lire ce qui s'est dit ce soir-là, de la façon la plus objective, et ce ne peut être qu'un travail collectif.
Donc, un grand merci à toi et pour ta présence, pour ta participation et pour ta lecture de ce billet !
Ce parcours personnel que nous décrit Angèle Paoli, c’est passionnant : comment l’écriture naît à l’occasion d’un retrait du milieu académique et d’une confrontation avec la terre familiale sous le signe de la tradition et du passé (la maison du 19e, les secrets des générations précédentes…). Libérée des carcans universitaires, mais confrontée aux tabous sociaux persistants, l’écriture qu’elle « s’autorise » enfin n’est possible que grâce à une double articulation avec, d’une part, le corps et le rythme de la marche, ce qu’il y a de plus originel et de plus naturel, et d’autre part avec l’adsl, dernier apport d’une modernité « hors sol ». Les deux sont aussi indispensables l’un que l’autre, comme deux nécessités vitales face aux censures en tout genre. Voilà…cette double polarité de l’écriture, ça fait réfléchir. Merci François d’avoir organisé, encore une fois, une rencontre substantielle.
RépondreSupprimerDe retour dans l'île, depuis un hôtel d'Ajaccio, avant la remontée vers le village. Demain. Grand merci à toi, François-Xavier, pour ce compte rendu très précis, merci pour les commentaires d'Emmanuelle et d'Anne. Certes il y a toujours des zones d'ombre qu'il est difficile de mettre au grand jour. J'aurais volontiers abordé au cours de cette soirée la question des pronoms personnels, qui est pour moi une question essentielle et existentielle, récurrente et quasiment insoluble. Si je l'avais fait, j'aurais dit que le choix final du "je" n'est pas pour moi la solution qui conduit à la simplicité, mais au contraire le début d'une vraie complexité, ce « je » étant pour moi foisonnant et plus diffracté que le « elle » distancié. Je songe en écrivant cela à un auteur comme Bernard Noël, et à son ouvrage Le Double Jeu du tu, mais aussi à son roman La Langue d'Anna... J'aurai l'occasion d'en reparler.Ce que souhaire redire ici, c'est combien j'ai été sensible à la qualité de notre échange. Je vous en remercie tous.
RépondreSupprimerBonjour à tous,
RépondreSupprimerJe souhaite apporter ici un petit témoignage. Je n'ai jamais entendu Angèle dire/ou me dire qu'il était nécessaire d'être née dans le Cap Corse pour écrire comme elle le fait dans ces Carnets. Mais seulement que l'environnement dans lequel elle vivait était déterminant pour son écriture du moment.
Yves
En effet,Yves, Angèle n'a rien dit de tel et la remarque venait d'une personne de l'assistance soulignant l'importance déterminante du lien quasi viscéral entretenu par l'auteure avec sa "terre d'enfance", avec ses racines, dans cette écriture . J'avais personnellement réagi sur le concept de "Terre natale" qui pour moi s'entend beaucoup plus largement.
RépondreSupprimerEt vous m'aviez fait remarquer que si Angèle écrivait ailleurs que dans cette terre du Cap corse son écriture était radicalement différente...
Merci à tous pour les remarques sur cette soirée et la poursuite des échanges sur ce blog.
RépondreSupprimerA bientôt.